#054 - GREAT JAILBREAK, un film de Teruo Ishii, 1975.
- LE FILM -
Synopsis : Ichiro, condamné à mort, attend son exécution dans le couloir de la mort de la prison d'Abashiri après avoir été trahi par ses anciens acolytes. Avec d'autres codétenus, il s'évade de prison pour préparer sa vengeance. Mais le climat extrême du nord du Japon ne va pas leur faciliter la tâche.
Avec ce reboot officieux de la série de films "Abashiri Prison", Teruo Ishii signe avec "Great Jailbreak" le 19ème volet (non officiel, on le répète) de la saga. Plus important, il s’agit du onzième film de ce cycle réalisé par l’inarrêtable Teruo Ishii, qui a réussi à se réinventer avec plus ou moins de vigueur selon les volets ; et dans sa carrière, au grès des genres. Malgré son statut d’énième suite Ishii-enne, "Great Jailbreak", qui n’échappe pas aux codes de sa saga (la prison, l’évasion puis la revanche), tient toutefois d’une bouffée d’air frais.
Si Fukasaku est un cinéaste en colère, Ishii se révèle être un grand taquin énervé. Cet artisan prolifique du cinéma japonais, qui travailla pour les studios ainsi que de façon indépendante, ne manqua jamais de bousculer les attentes de ses patrons comme des spectateurs. On peut penser à la séquence du préservatif trouvé par un vieux fugitif qui le gonfle d’urine pour se tenir chaud, ou encore aux deux sociopathes évadés qui finissent par se perdre dans le paysage glacial d’Hokkaidō au point d’en devenir fous.
Teruo Ishii surprend d’autant plus qu’il met en scène avec "Great Jailbreak" un western contemporain. L’évasion a lieu sans outil technologique, la fuite à travers la région glacée d’Hokkaidō est captée en décor naturel telle une prison à ciel ouvert grâce à l’utilisation soignée du format « scope ». Celui-ci met en avant l’exploit survivaliste de ces anti-héros évadés mais ironiquement mis à mal par de grands espaces qui semblent sans limites. Ce désert de glace laisse place à une partie plus dramatique dans un patelin sans âge ou seul un poste de télévision nous connecte à une réalité moderne. Après quelques échauffourées, Ichiro, incarné par le taciturne Ken Takakura, se retrouve à aider une danseuse malade et perdue dans ce chaos de glace d’Hokkaido. Plus tard, il refusera les faveurs de la jeune femme guérie dans un gros plan cadré sur notre vaurien, taiseux, qui semble décidé à rester concentré sur sa vengeance tandis que la jeune femme essaye de digérer tant bien que mal son rejet en arrière-plan. On n’achète pas la dignité de Ken Takakura, et on ne néglige surtout pas le sens de l’honneur devant lui : ainsi, pendant cette période villageoise, Ichiro, qui avait accepté un métier d’ouvrier, a tué deux escrocs qui n’ont pas eu le temps d’être de bons maitres-chanteurs. Via des flashbacks, on comprend que le bonhomme, en réalité perceur de coffre, a été condamné à mort – à tort – pour le meurtre d’un innocent lors d’un braquage. Ichiro revient au présent, concentré sur sa vengeance qui n’a rien à faire des états d’âme de corrompus et de salauds. Ils doivent y passer. Ichiro reprend donc son chemin vers la ville tandis que la danseuse soignée mais esseulée rejoint sa troupe.
Le scope des grands espaces et les cadres resserrés et parfois expressionnistes de son passage dans le village avec ses « gueules » imprimées en gros et très gros plans laissent place à l’imagerie animée urbaine. La caméra se fait plus légère, portée à l’épaule, avec des angles plus ou moins tordus de la même manière que Takakura tord cette réalité corrompue qui a fait de lui un condamné à mort dans une prison au fin fond de l’Hokkaido. Pire, il apprend que le peu de famille qui lui restait et le défendait a été assassiné par le truand responsable de sa situation. Takakura ne parle pas beaucoup plus en ville, mais il a le verbe acéré et la pitié fait à peine partie de son vocabulaire. Ainsi ne tue-t-il pas une femme qui a fait un faux témoignage contre lui : après tout, il l’a trouvé avec le visage déformé par un liquide bouillant suite à une dispute animée par la jalousie. Pourquoi donc abattre cette fille facile défigurée ? « Tu es déjà morte », annonce durement l’ange de la mort sous les traits de Ken Takakura.
La quête de vengeance du personnage progresse. Il se retrouve suivi puis accompagné par l’un de ses anciens « collègues d’évasion » incarné par le génial Bunta Sugawara, le double à l’écran de Kinji Fukasaku, alors en pleine gloire cinématographique au Japon. Le personnage de Sugawara a été écarté de force par celui de Takakura, comme si l’ancienne génération souhaitait garder le contrôle du récit. Mais la nouvelle génération s’impose. Sugawara est à nouveau rejeté puis se retrouve accepté. Pêle-mêle de seconds rôles du Chanbara et du Jidai-Geki ainsi que de leur homologue américain susnommé, le Western, l’anti-héros incarné par Sugawara semble animé par le sens de l’honneur, du non-dit et de l’amusement nerveux de Dutch Engstrom (Ernest Borgnine) de "La Horde Sauvage" ou encore de cette obsession pour un trésor finalement révélé dans une amitié hasardeuse que développe Tuco (Eli Wallach) du film "Le Bon, la Brute et le Truand". Son personnage s’attache effectivement à vouloir la part du gâteau supposé volé par Ichiro. Il se révélera être têtu quant au fait d’aider Ichiro, quitte à faire ça pour une part de gâteau n’ayant jamais existé.
Le chemin vengeur d’Ichiro se conclut dans un bain de sang que n’aurait pas renié Sam Peckinpah, avec des contrechamps explicites sur les effets sanglants déployés sur les ennemis de notre anti-héros jusqu’au-boutiste. Le final poursuit le travail anti-manichéiste du film. Chez Teruo Ishii, on ne filme pas les bons et les mauvais, mais des outsiders, des vieux, des miséreux, des malades, des escrocs, des égos monstres ou encore des salauds malgré eux – animés par une boussole éthique. Ce que devient Ichiro après le générique de fin tient du mystère, le sort de notre « shotgunner » ne nous est pas révélé. Comme si Teruo Ishii comptait sur l’imaginaire du spectateur pour écrire la légende de son bandit, un anti-héros romantique d’un autre temps, un peu à l’image de son acteur fétiche, Ken Takakura, ce cousin japonais de Charles Bronson et de Clint Eastwood, qui réussit toutefois par lui-même à dresser son mythe cinématographique jusque dans les années quatre-vingt-dix.
- L'ÉDITION BLU-RAY -
La sortie de "Great Jailbreak" en Blu-ray tient d’une première mondiale. On la doit à Roboto Films, éditeur de toiles japonaises que nous avons eu le plaisir de recevoir lors d’un Atome Cinéma – Le Mag qui lui a été spécialement dédié ainsi qu’à l’occasion de la sortie du sublime coffret Gamera dans notre émission de rentrée 2024.
"Great Jailbreak" vient compléter la collection Gangsters qui sera par ailleurs bientôt animée par le tumultueux "Violent Streets" du cinéaste Hideo Gosha déjà disponible en pré-réservation. Le film de Teruo Ishii nous est présenté dans un médiabook toujours soigné notamment occupé par un livret avec deux textes signés respectivement par les spécialistes Pauline Martyn et Nathan Stuart, un Blu-ray et un DVD.
Roboto Films propose le seul matériel HD disponible à présent. Le master, qui ne date pas d’hier, respire le chaud et le froid. On trouve ici une imagerie qui, dans l’ensemble, manque de précision. Très douce, l’image alterne toutefois entre des plans plus définis valorisant un grain d’image un peu épais (trahissant l’âge du master et la qualité de sa source) et d’autres très lissés. Le cadre n’a pas été pleinement stabilisé, des poussières subsistent. Quant à la colorimétrie, on regrette surtout les noirs souvent bouchés, voilés voire teintés, hélas jamais profonds. Sans élément de comparaison possible, le reste de la colorimétrie semble équilibrée. Du côté du son, on trouve une piste originale japonaise en stéréo 2.0 sous-titrée français. L’expérience sonore s’est trouvée être plutôt efficace, avec des voix, des effets sonores et une bande-son très clairement restituée.
L’expérience vidéo du film, qui reste appréciable malgré les contraintes susnommées, est complétée par trois compléments bienvenus. Du côté des bonus vidéo, on trouve une présentation du film avec Julien Sévéon, qui revient notamment sur la série prolifique des "Abashiri Prison", notamment portée par Teruo Ishii dont il évoque le style et la carrière croisée avec celle de Ken Takakura. Le spécialiste du cinéma de genre revient aussi sur la place de Great Jailbreak comme reboot de la fameuse saga qui fut hélas un échec lors de sa sortie japonaise. Plus précis, les écrits signés Pauline Martyn et Nathan Stuart disponibles dans le livret permettent d’approfondir l’approche du film. Pauline Martyn revient sur la carrière de Ken Takakura. Dans un texte chronologiquement construit, au fur et à mesure des déboires de l’acteur avec les sociétés de production, et avec un passage un peu plus important sur "Great Jailbreak", elle démontre de façon didactique comment l’acteur a été influencé, sans être toutefois marqué au fer blanc, par le genre chevaleresque – le « Ninkyo » – ainsi que par le genre dramatique et brutal du récit de Yakuza – le « Jitsuroku » - tout en proposant son propre style. Enfin, le récit plus vivant, mais plus court, de Nathan Stuart clôt le bal. L’auteur revient sur la carrière d’Ishii avec précision et anecdotes, réfléchit le style de cet artisan taquin et rebelle du cinéma japonais, et nous emmène sur la conception du film. Il conclut notamment en saluant le fait effectivement important qu’il est salutaire pour ce film d’être redécouvert, notamment parce qu’il porte en lui tout l’ADN du cinéma d’Ishii.
- RECOMMANDATION DE L'ÉDITION : 4/5
GREAT JAILBREAK EST DISPONIBLE À LA VENTE EN ÉDITION MEDIABOOK COMBO BLU-RAY + DVD DEPUIS SEPTEMBRE 2024 CHEZ ROBOTO FILMS :